La question à un trillion : comment combler le déficit d’investissement de l’UE ?

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Pour l’Europe, le rapport Draghi estime à 800 milliards d’euros par an le déficit d’investissements verts, numériques et de défense. Les capitaux privés étant incapables de répondre à ces besoins, seul un financement public important peut relever le défi.

Ce 9 septembre 2024, la présentation par Mario Draghi de son rapport sur l’avenir de la compétitivité européenne a fait sensation dans le petit monde bruxellois. Ce rapport a été mandaté pour proposer des solutions au ralentissement économique européen et au décrochage par rapport à la croissance étasunienne. La présidente de la Commission, Ursula Von der Leyen, a depuis demandé aux commissaires de « s’inspirer » du contenu de ce rapport sur la compétitivité ; il continuera donc à cadrer le débat sur l’avenir économique de l’Europe. L’un des principaux points à en retenir est l’appel de M. Draghi à une augmentation annuelle des investissements de 800 milliards d’euros, afin de relever les défis de la décarbonation, de la numérisation et de la défense, tout en maintenant la compétitivité de l’Europe au niveau mondial. Le message de M. Draghi est clair : il faut trouver l’argent ou faire face à la « lente agonie » économique du continent.

Finance Watch estime qu’en tenant compte des estimations précédentes de la Commission européenne sur le changement climatique et l’adaptation, ce chiffre de 800 milliards est fortement sous-estimé, et calcule les besoins annuels d’investissement de l’Europe à 1,2 trillion d’euros. Il faudrait remonter 50 ans en arrière pour trouver des niveaux d’investissement similaires (en % du PIB). La question qui se pose est la suivante : d’où peut venir tout cet argent ?

Depuis des années, les décideurs politiques à Bruxelles ont tenté de se tourner vers les capitaux privés pour répondre aux besoins d’investissement de l’Europe. L’idée était de réformer la réglementation financière afin de créer des marchés financiers à l’américaine : une réserve de liquidités dans laquelle les entreprises pourraient puiser pour développer leurs activités et soutenir des initiatives stratégiques. Mais les chiffres racontent une autre histoire. Les simulations du Fonds Monétaire International (FMI) et de la Commission européenne montrent que les capitaux privés ne peuvent pas combler ce fossé.

Pour comprendre le problème, zoomons sur le défi principal : le déficit d’investissement européen dans l’atténuation et l’adaptation au changement climatique. Alors que les énergies renouvelables peinent encore à remplacer les combustibles fossiles et que les technologies de captage du carbone ne sont pas encore au point, l’Union européenne doit agir pour éviter un réchauffement climatique catastrophique pouvant atteindre +3 °C d’ici à la fin du siècle. Des investissements précoces, tels que l’isolation des logements et la reconversion des personnes dans des emplois à faible émission, auraient des retours sur investissement sociaux d’une valeur « deux à dix fois supérieure à leur coût ».

Mais dans son rapport récent « Vers une crise de l’investissement en Europe« , Finance Watch a montré que les marchés de capitaux privés ne sont pas conçus pour fournir certains types d’investissements. Les marchés financiers sont limités par leur dynamique fondamentale. L’usage systématique du ratio « risque / rendement » et des outils d’investissement standards tels que les ”capital asset pricing models” sous-évaluent par exemple la valeur des investissements à long terme nécessaires à l’atténuation du changement climatique.

Et les investisseurs ne parviennent pas à justifier les taux d’intérêts des obligations vertes car les projets verts n’offrent souvent pas de rendements à court terme suffisants. Même avec les dernières réglementations en matière de finance durable, la rentabilité reste une priorité par rapport à la durabilité. L’espoir que les marchés privés pilotent la transition écologique de l’UE est donc malheureusement illusoire. Etant donné le fonctionnement intrinsèque des marchés financiers et la nature des investissements à réaliser, même une Union des Marchés de Capitaux totalement intégrée et opérationelle ne pourrait couvrir au mieux qu’un tiers du financement nécessaire à la transition. Seul un investissement public au niveau de l’UE peut apporter la stabilité et la vision à long terme nécessaires pour financer les initiatives dont l’Europe a besoin de toute urgence.

Mais ce raisonnement se heurte à une forte résistance politique. En réponse au rapport de M. Draghi, des personnalités de premier plan, telles que le ministre allemand des finances Christian Lindner et le ministre néerlandais des finances Eelco Heinen, ont exprimé leur opposition à plus de dette commune européenne. M. Lindner estime qu’un emprunt commun « ne résoudra pas les problèmes structurels », tandis que M. Heinen soutient que « plus d’argent n’est pas toujours la solution ». Pour beaucoup, la solution réside dans la réduction des formalités administratives et l’amélioration de l’accès aux capitaux privés, plutôt que dans l’augmentation des investissements publics. Mais de telles mesures ne peuvent pas générer les investissements nécessaires à la refonte du système énergétique européen, au renforcement de l’infrastructure numérique et des capacités de défense, sans même parler du financement de la transition verte. L’ampleur des défis structurels de l’Europe, décrits dans le rapport Draghi, exige une réponse financière beaucoup plus large et mieux coordonnée.

Parallèlement, au niveau national, la capacité d’investissement de l’Europe est limitée par des règles fiscales obsolètes qui restreignent la flexibilité des budgets des États membres. Le pacte de stabilité et de croissance (PSC) de l’UE est borné par des objectifs rigides en matière de déficit et de dette publique, et ne tient pas compte du besoin urgent d’investissements publics à grande échelle. Les règles actuelles ne reconnaissent pas l’impact que ces investissements dans la transition énergétique, la réindustrialisation et la numérisation pourraient avoir sur la prospérité future de l’Europe. En s’accrochant à ces cadres dépassés, l’UE manque une occasion de coordonner les dépenses publiques des Etats membres pour relever ses défis stratégiques. Il est grand temps pour l’Europe de mettre en place une stratégie d’investissement cohérente qui concilie la discipline budgétaire et la nécessité de dépenses publiques tournées vers l’avenir.

À quoi devrait donc ressembler le financement public au niveau de l’UE ? Les obligations européennes restent controversées mais nécessaires. Des instruments de dette communs pourraient répartir la charge financière entre les États membres, permettant ainsi à l’Europe de financer un programme ambitieux. Malgré la résistance de certains États membres à adopter ce modèle, les avantages d’un investissement coordonné l’emportent largement sur les risques. L’expérience de la pandémie COVID-19 a montré comment l’action collective peut mobiliser des ressources financières importantes, comme le montre la Facilité pour la reprise et la résilience (FRR) de l’UE. Même dans des domaines tels que le climat et la transformation numérique, où l’investissement privé aussi jouera un rôle crucial, seul l’investissement public peut garantir l’ampleur et la stabilité nécessaires.

Penser au-delà de la dette commune

Au-delà du débat sur les obligations, l’Europe doit également envisager des solutions plus innovantes. Des formes limitées de financement monétaire, telles que des véhicules d’investissement ciblés ou le soutien de la banque centrale aux obligations vertes, pourraient être explorées. Ces approches devraient être soigneusement calibrées pour éviter les pressions inflationnistes ou l’affaiblissement de la discipline budgétaire. Cependant, face aux risques de sous-investissement, ces outils pourraient constituer une solution pragmatique.

Quel que soit le scénario, l’Europe doit soigneusement aligner ses politiques budgétaires avec ses objectifs stratégiques. L’ampleur du défi est immense, mais ne pas investir dans l’avenir serait bien plus coûteux. Dans la course au leadership en matière d’action climatique, d’innovation numérique et de sécurité, la capacité de l’Europe à mobiliser des ressources publiques déterminera si elle peut éviter cette « lente agonie » contre laquelle Draghi a mis l’Europe en garde.

Max Kretschmer, Finance Watch

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